Incubation mode d’emploi

L’incubation ou comment accélérer le développement des sociétés de gestion

Alban Duchaine, 19.12.2011
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La crise actuelle et le durcissement du cadre de régulation, notamment Solvabilité II et Bâle III, rendent plus difficile l’accès aux capitaux initiaux nécessaires à la constitution des fonds (« seed money ») à la fois pour les « jeunes pousses » mais aussi pour les sociétés déjà créées et performantes mais qui n’ont pas encore atteint la taille critique. Ainsi, dans le cadre de l'accélération de la compétition européenne et mondiale, l'accès au « seed money » représente un enjeu vital pour les jeunes sociétés de gestion et les fonds d’incubation se sont développés partout dans le monde.

Les Etats-Unis sont leaders sur cette activité et des initiatives se sont développées en Europe, notamment aux Pays-Bas avec IMQubator, la structure adossée aux fonds de pension APG et la France est en train également de se doter d’un fonds de Place. Retour sur cette activité à part dans la gestion d’actifs.

Les gérants qui prennent leur indépendance en créant leur société de gestion entrepreneuriale investissent au début leurs propres ressources, sollicitent leurs proches, et certains gérants stars au parcours brillant arrivent à obtenir du « seed money » de la part d’investisseurs institutionnels. Les incubateurs entrent en jeu quand il est question d'atteindre une taille critique, surtout pour entrer sur les radars des investisseurs institutionnels.

En effet, à moins de 50 millions d'euros, un fonds est souvent considéré trop petit par ces investisseurs qui ont des ratios d'emprise à respecter. Et à moins de trois ans d’historique de performance, le gérant n'a pas assez fait ses preuves aux yeux des sélectionneurs. Pour remplir ces conditions, le gérant entrepreneur se tourne vers les incubateurs qui vont l’aider pendant 3-5 ans à atteindre ces « normes ».

L’incubation, c’est donc investir chez des jeunes gérants innovants pour participer à leur croissance. Il existe différents modèles d’incubation :

Incubation pour compte propre

Encore appelé Emerging Manager Program. Les investisseurs institutionnels ou des équipes de gestion sélectionnent une société pour soutenir un jeune gérant avec une stratégie propre à sa structure. Cela permet de favoriser l’émergence de nouvelles idées (laboratoire à idées pour bénéficier d’une nouvelle expertise) et de suivre de jeunes gérants pour investir plus largement à terme. Les jeunes gérants sont accompagnés et bénéficient de l’effet « label ». Le fond souverain norvégien, la Caisse de dépôts du Québec, la structure Amlab en France sont autant d’exemples qui appliquent ce modèle.

Incubation pour compte de tiers

Un fonds de fonds est constitué et géré par une société de gestion pour le compte d’investisseurs institutionnels. Le fonds sélectionne ensuite les gérants à incuber. Ce modèle permet d’obtenir une double source de performance : performance des fonds sous-jacents et participation à la croissance de la société via un système de partage de revenu (« revenue sharing ») et/ou une prise de capital. C’est le modèle employé par des acteurs comme le new-yorkais Protégé Partners, le géant Blackstone, IMQubator aux Pays-Bas, le fonds de retraite californien Calpers ou encore le français New Alpha Asset Management.

La plateforme de distribution

Un groupe prend une participation au capital de la jeune société de gestion avec pour objectif de développer des synergies entre sa structure et celles des gérants incubés. Il n’y a pas ou peu de capitaux placés sous gestion mais une aide réelle au marketing et à la commercialisation des produits. L’intérêt pour les plateformes de distribution est de proposer à leurs clients de nouveaux produits innovants. Si les gérants ne sont pas performants, ils sortent du partenariat stratégique. C’est le modèle employé notamment par l’américain Larch Lane, La Française AM ou Investcorp.

Le modèle Investment Banking

Une banque d’investissement soutient un gérant souvent issu de ses propres équipes après avoir testé en interne sa stratégie. Elle crée un fonds détenu à 100% par la banque mais avec une option d’achat à terme pour le gérant. Les capitaux apportés aux fonds incubés proviennent des fonds propres de la banque et de quelques clients. Mais aux Etats-Unis la « loi Volcker» a sonné la fin de ce modèle et cette source importante de seeding se tarit. Goldman Sachs utilisait ce modèle.

Qu’apportent les incubateurs ?

Outre les différents modèles d’incubation, il existe différentes manières de faire de l’incubation. Mais il faut garder à l’esprit qu’à un moment ou un autre les incubateurs sortent, ils n’ont pas vocation à rester éternellement. Leur objectif est de valoriser leur intervention, dans une logique de capital-investissement, sur une période de 5 à 7 ans.

Selon les modèles, les incubateurs peuvent se contenter de prendre des participations minoritaires au capital de la société. Cela peut se faire sur des start-up avec une approche capital-risque ou bien sur des sociétés jeunes ayant besoin d'accélérer leur croissance avec une approche de capital-développement. Pour les sociétés incubées, le fait de disposer d'un parrain ayant un nom reconnu sur la place apporte une sécurité supplémentaire lors de l'agrément de la société de gestion par l'Autorité des marchés financiers (AMF) et ces présences peuvent se révéler bénéfiques pour rassurer les prospects et pour assurer une collecte dès le départ.

Les incubateurs peuvent également organiser l'amorçage ou le développement de fonds en apportant des capitaux à gérer. Cela permet aux incubées d’avoir le temps de se constituer un track-record significatif ou/et de porter l'encours d'un fonds existant et performant à un montant plus important facilitant sa commercialisation auprès des investisseurs institutionnels ou des multigérants. Certains incubateurs prennent une participation dans le capital de la jeune société et placent des capitaux dans les fonds. D’autres ne font que soit l’un soit l’autre.

Il existe également le système de « revenue sharing » où les capitaux sont confiés sous gestion avec une participation aux résultats globaux de la société de gestion incubée alors même que l’incubateur n’a pas pris de participation au capital. Parfois ces partenariats de participation aux revenus de la société sont plus longs que l’horizon de placement des capitaux confiés. Si un incubateur après avoir apporté des capitaux à gérer a retiré son argent au bout de 5 ans, le contrat de « revenue sharing » peut se poursuivre entre six et huit ans. Ces contrats sont plus flexibles qu'une prise de participations et si le gérant souhaite, il peut le racheter.

Les incubateurs peuvent également apporter un appui opérationnel et un accompagnement sur le marketing, le reporting, le juridique, les aspects réglementaires... sans nécessairement confier des capitaux à gérer. Ainsi l’incubateur peut mettre à disposition des locaux, du middle office et de l'informatique ainsi qu’un réseau de distribution. Cela permet aux jeunes  sociétés de se consacrer entièrement à leur gestion et à la performance tout en assurant leur développement dans les meilleures conditions.

Le paradoxe français

En France, plus de la moitié des sociétés de gestion sont entrepreneuriales, il s’agit du seul pays d’Europe continentale à connaître ce phénomène. Fin septembre 2011, le nombre de sociétés de gestion dépasse en France le nombre de 600 (contre 334 sociétés en 1998), même si, en parallèle, se poursuivent les mouvements de fusion ou de consolidation de certains groupes. Ce record de création de sociétés de gestion pour compte de tiers n’est malheureusement pas corrélé avec une augmentation des capitaux à gérer. Et même si la gestion française est reconnue internationalement pour sa haute qualité technique et innovatrice, les sociétés se heurtent très vite à un manque de capitaux d’amorçage.

Il y a quatre principaux acteurs qui pratiquent l’incubation en France. Il s’agit de La Française AM, le groupe OFI via NewAlpha Asset Management, La Banque Postale Asset Management via sa structure Amlab et BNPP Investment Partners. Mais d’autres acteurs se lancent également dans ce métier à l’instar de la Financière de l’Echiquier qui a pris 10 % de Philéas Asset Management, une société de gestion Long Short actions. Son but est de racheter des petites sociétés de gestion ou prendre des participations dans leur capital ou dans leurs fonds. On peut également citer le fonds de Place Emergence qui va aider les sociétés de gestion les plus prometteuses qui s’installent en France, tout en les accompagnant dans leur développement futur. Emergence a opté pour le modèle de partage des revenus sans prise de participation au capital. Le fonds investit des montants qui donneront de la visibilité aux gérants. En échange, les sociétés de gestion s’engagent à verser des rétrocessions sur le fonds dans lequel Emergence a investi et dans ceux qui seront créés par la suite. Ainsi les investisseurs percevront une part des commissions de gestion des sociétés incubées, proportionnelle au montant investi, durant cinq à sept ans.

Exemples d’incubateurs internationaux

Blackstone

Blackstone est un des leaders dans l’incubation de sociétés de gestions. Le groupe a lancé son premier fonds d’incubation (Strategic Alliance) en 2007. La puissance financière, et la bonne réputation auprès des investisseurs institutionnels du groupe lui ont permis de lever 1,1 milliards de dollars pour son premier fonds d’incubation et 600 millions de dollars pour le second fonds en 2010. Avec des tickets minimum de 100 Millions de dollars, Blackstone a incubé 13 fonds.

Calpers

Le California Public Employees' Retirement System, le fonds de retraite des fonctionnaires de l’Etat de Californie, a conçu le CalPERS Manager Development Program pour aider des jeunes sociétés de gestion indépendantes à devenir des gestionnaires de fonds institutionnels. En échange d’une participation au capital de la société de gestion, le programme fournit des capitaux à gérer, ainsi que du conseil et du soutien à l’entreprise. Les sociétés de gestion cible ont moins de 2 milliards de dollars sous gestion et s’adressent exclusivement aux investisseurs institutionnels. Le ticket moyen est 150 millions de dollars. Calpers a investi via son Manager Development Program plus de 1 milliard de dollars.

Larch Lane

Larch Lane, société de conseil en investissement dans les hedge-funds, est l’une des toutes premières structures à lancer en 2001 une plateforme d’incubation pour les sociétés de gestion (Hedge Fund Investment Company (HFIC) platform). En 10 ans, HFIC a incubé 26 sociétés pour un total de 815 millions de dollars en s’associant notamment à partir de 2008 avec PineBridge Investments, qui a racheté la division asset management d’AIG. Leur modèle d’incubation consiste à confier des capitaux sous gestion mais n’inclue pas d’offre de distribution.

Protégé Partners

Créé en 2002, Protégé Partners est unique parmi les grands acteurs de l’incubation. Il s’agit en fait d’un fonds de fonds alternatif avec 3 milliards de dollars sous gestion. L’incubation est inclue dans leur fonds, mais ce n’est pas un fonds d’incubation dédié (hybride entre incubation et investissement). Le fonds est composé de fonds ayant déjà fait leurs preuves ainsi que de petits fonds de qualité. Leur modèle d’incubation consiste seulement à confier des capitaux sous gestion. Il n’y a pas de prise de participation au capital.

SkyBridge Capital 

SkyBridge Capital, société d'investissement alternatif basée a New York avec environ 7 milliards de dollars d'actifs sous gestion, est un des leaders mondiaux de l’incubation des sociétés de gestion. Son équipe dédiée a lancé 2 fonds d’incubation pour un montant de l’ordre de 800 millions de dollars et incubé une quinzaine de gérants. Leur modèle d’incubation consiste à placer des capitaux dans les jeunes sociétés de gestion et de mettre à disposition leur important réseau de distribution pour faire croître les encours de la société de gestion et profiter de cette hausse avec  du « profit sharing ».

IMQubator

IMQubator, adossé à APG, le fonds de pension qui gère 277 milliards d’euros de retraites aux Pays-Bas  a  été fondé en janvier 2009 et a déjà alloué 200 millions d’euros sur 8 gérants. Dédié au « seeding » de jeunes hedge- funds, IMQubator impose comme condition préalable que les fonds incubés doivent fonctionner à partir des Pays-Bas.

Quelques exemples français

AMlab

Créée en 2008 par La Banque Postale Asset Management et le groupe Ofi, Amlab est détenue intégralement par La Banque Postale Asset Management depuis février 2010. Amlab prend des participations minoritaires. Elle détient ainsi 15% de Mandarine Gestion, la société créée par Marc Renaud et 40% de Delta Altemative Management, une société entrepreneuriale spécialisée dans le domaine de la dette européenne affectée par des situations spéciales.

La Fançaise AM

Avant leur fusion en 2009 puis le changement de nom du groupe, UFG et LFP ont chacune incubé des sociétés de gestion. En fusionnant, elles ont chacune apporté leurs participations existantes et le groupe a décidé de structurer cette activité en créant la structure NEXT pour Nouvelles Expertises et Talents. Aujourd'hui, La Française AM a 16 participations minoritaires dont 10 sociétés de gestion. Ainsi elle détient 15% de Acropole AM spécialisée dans les obligations convertibles, 30% de Delff Management spécialisée dans les marchés européens de dette à haut rendement, 15 % de Financière de la Cité, spécialisée dans les actions et les obligations convertibles européennes, 13% de Ginjer AM spécialisée dans la gestion transversale d'actifs, 20% de JK Capital Management, Société de gestion actions asiatiques basée à Hong Kong, 15% de Mandarine Gestion, spécialisée dans le stock- picking actions, 5% de Métropole Gestion spécialisée dans la sélection de titres décotés en Europe, Japon et sur les obligations convertibles, 43% de Pythagore Investissements, spécialisée dans la gestion quantitative de portefeuilles d'actions, 30% de Convictions AM, 15% de Diamant Bleu Gestion.

NewAlpha AM

Spécialiste européen de l'incubation alternative, NewAlpha a été créé en 2003. La société, aujourd'hui filiale à 100% du groupe OFI, a investi 650 millions d’euros d'investissements cumulés à travers 4 générations de fonds de fonds d’incubation. NewAlpha a incubé 14 gérants en leur apportant des capitaux à gérer dont notamment Concerto Asset Management spécialisée sur le crédit, la société de gestion Long Short Melchior European, Armored Wolf spécialisée dans la gestion Global Macro tout comme le fonds G Capital Master Fund. On peut également citer le fonds Blue Rice Investment Management Asian Credit Fund ou le new-yorkais PAMLI Capital Management.

 Qu’en disent les incubés ?

Lorsqu’on interroge les sociétés de gestion incubées pour connaitre leur retour d’expérience sur l’incubation en leur demandant « referiez-vous appel à un modèle d’incubation si c’était à refaire », la très grande majorité répondent « oui ». Pourquoi un tel plébiscite pour leurs parrains et/ou leurs partenaires ?

Les raisons en sont multiples selon elles, et même si chaque société de gestion a son histoire et son parcours, toutes considèrent que l’impact de l’incubation est positif. L’impact numéro 1 concerne l’image de la société. Vient ensuite un impact positif sur la collecte de capitaux à gérer et donc les encours et la taille des fonds. En 3ème effet, on retrouve l’impact positif sur les moyens techniques des jeunes sociétés qui se dotent d’outils et de système plus robustes. Enfin, le dernier impact est celui sur les salariés avec le développement des moyens humains (embauches…).

Les apports concrets des différents incubateurs sont également multiples et dépendent en réalité du modèle d’incubation appliqué. La majorité des sondés ont reçu des capitaux en fonds propres et ont bénéficié d’une expertise stratégique de positionnement. Ils ont été accompagnés dans leur développement commercial et ont bénéficié d’un appui sur la gestion du risque et la conformité. Vient ensuite un apport de capitaux dans les fonds gérés pour faire croître les encours, mais ce n’est pas toujours le cas. Enfin, quelques sociétés interrogées ont également cité comme apport de la part de l’incubateur d’une aide sur le « deal flow » pour certaines stratégies de gestion.

Plus globalement, lorsqu’on sonde toutes les sociétés de gestion entrepreneuriales en leur demandant si elles pensent faire évoluer leur capital dans les années à venir, nombreuses sont celles qui ont répondu non seulement oui mais en précisant qu’elles entendaient le faire à court terme. Le business de l’incubation sera donc en pleine expansion dans les prochaines années. Petit bémol, le modèle de partage de revenu (profit sharing) encore peu connu et peu développé en France ne recueille pas beaucoup de suffrages puisqu’à la question « pensez-vous faire appel à un incubateur sans prise de capital mais sur le système du profit sharing ?» une majorité a clairement répondu non.

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