Cet article fait partie de la série "Perspective", qui regroupe des contributions externes. Le texte suivant a été rédigé par Benjamin Mandel, membre de l'équipe des stratégistes de J.P.Morgan Asset Management.
Le mouvement de vente massif constaté sur les marchés obligataires mondiaux au cours de ces deux dernières semaines a incité les investisseurs à se demander si nous avons atteint un point de retournement au cours de la période prolongée de taux d’intérêt extrêmement faibles.
Avec le Comité de politique monétaire de la Réserve fédérale (FOMC) qui se dirige à pas de loup vers un relèvement de ses taux (vraisemblablement en septembre), les anticipations d’inflation de la zone euro qui se stabilisent et le prix du pétrole qui entame une légère remontée, il est tentant d’affirmer que les rendements allemands à 10 ans proches de zéro et les rendements américains inférieurs à 2 % étaient en réalité laminés à l’excès.
Nous restons cependant sceptiques sur la persistance de ce mouvement de vente massif à l’extrémité longue de la courbe des taux. Tout d’abord, après une phase de lent démarrage de l’économie mondiale cette année, la politique monétaire du G4 est prête à rester très accommodante. Même aux Etats-Unis, les conditions préalables au relèvement des taux ne sont pas encore réunies et le FOMC devrait insister sur le fait que le point de retournement à venir de la politique monétaire sera atteint de manière progressive.
En second lieu, la dynamique de marché à l’oeuvre derrière la récente révision à la hausse des anticipations d’inflation sera mise à l’épreuve du fait que les prix du pétrole se retrouvent de nouveau sous pression en raison de la progression des stocks.
Enfin, le fait que les rendements obligataires aux Etats-Unis et en Allemagne ont eu tendance à évoluer en tandem dans un sens ou dans l’autre (au cours du mois précédent, ils ont progressé d’environ 30 points de base) suggère que la politique d’assouplissement monétaire menée par la Banque centrale européenne (BCE) va continuer à peser sur les taux aux Etats-Unis une fois que le repli actuel se sera modéré.
Ceci dit, le mouvement de vente massif des obligations souligne le risque d’un repli précipité des marchés obligataires lorsque la marée finira par changer de sens. Notre interprétation contredit l’imminence d’une marée montante, d’où la modestie de notre surpondération en duration.
Nous relevons également qu’à l’extrémité courte de la courbe le scénario est profondément différent. Même un dénouement relativement en douceur du scénario de décollage du FOMC est cohérent avec le mouvement de vente de l’extrémité courte de la courbe des taux au cours des mois qui viennent, un aplatissement de la courbe des Etats-Unis et un regain de fermeté du dollar.
Gestion de la hausse des obligations
Les rendements obligataires sur les marchés développés ont montré une sensibilité surprenante aux statistiques économiques au cours de ces dernières semaines, surprenante dans la mesure où il n’y a pas eu de signes indiscutables d’une accélération généralisée de la croissance.
La semaine dernière n’a pas constitué une exception. Des signes clairs de la faiblesse du premier trimestre sont apparus aux Etats-Unis et, si les indicateurs de la production mondiale n’ont pas été aussi médiocres que semblent le suggérer les chiffres de PIB, la production manufacturière mondiale a ralenti en avril.
C’est lorsque l’on s’intéresse à l’évolution du coût du travail et de l’inflation que les statistiques suggèrent que le mouvement ascendant des taux pourrait être plus abrupt. Aux Etats-Unis, le recul de la productivité au premier trimestre et la progression des rémunérations ont poussé à la hausse les coûts unitaires du travail, confortant l’idée (corroborée par l’évolution de l’indice Employment Cost Index) que les salaires commenceraient à se raffermir.
Les statistiques d’inflation de la zone euro ont également légèrement dépassé les prévisions, alimentant ainsi la spéculation sur la durée et l’intensité du programme de quantitative easing de la BCE. Des signes de pression inflationniste naissante se manifestent également dans les indicateurs de marché mesurant l’indemnité pour inflation.
Les anticipations d’inflation à cinq ans dans cinq ans (point mort d’inflation à 5 ans dans 5 ans), instrument de mesure préféré des anticipations d’inflation à long terme de la Réserve fédérale et de la BCE, ont atteint leurs plus hauts niveaux de 2015 la semaine dernière, à 2,25 % et 1,82 % respectivement.
Un facteur constitutif de la hausse des anticipations d’inflation est le rebond des prix du pétrole. Le Brent et le West Texas Intermediate (WTI) brut, à respectivement environ USD 65 et USD 60 par baril, sont nettement plus élevés que leurs points bas de janvier et mars, envolée provoquée par la menace d’une saturation des stocks de pétrole et une capacité de stockage sous tension aux Etats-Unis.
Les statistiques pétrolières des Etats-Unis publiées la semaine dernière par le U.S. Energy Information Administration ont fait état du premier recul des stocks depuis le début de l’année ; cependant, les tendances générales concernant la stabilité de la production et les fortes contraintes pesant sur les exportations restent inchangées.
Le calendrier des mouvements des prix du pétrole et celui de la correction des anticipations d’inflation suggèrent que tous deux sont étroitement corrélés. L’accélération de la baisse généralisée des prix du pétrole en octobre 2014 s’est produite de concert avec la chute brutale des points morts d’inflation à 5 ans dans 5 ans.
Symétriquement, le rebond de l’indemnité pour inflation aux Etats-Unis et en zone euro qui a débuté fin avril est intervenu dans le sillage d’une remontée des prix du WTI et du Brent. Si nous sommes actuellement dans le haut de la fourchette des prix du pétrole dans les mois qui viennent, hypothèse de nombreux analystes, les anticipations d’inflation pourraient bien reculer dès que ce processus s’inversera.
Effets de contagion et stabilisateurs automatiques
Même si le resserrement du marché du travail et l’évolution des prix du pétrole n’annoncent pas une hausse de l’inflation à court terme, nous sommes conscients des répercussions possibles d’une hausse des anticipations d’inflation et des taux des indices de référence. Compte tenu de la faiblesse des niveaux d’où ils viennent, les évolutions en pourcentage des prix des obligations européennes ont été spectaculaires.
En Espagne et en Italie par exemple, les reculs hebdomadaires des prix sont comparables ou plus faibles que ceux rencontrés au coeur de la crise de la dette souveraine de la zone euro. Des évolutions d’une telle ampleur pourraient aussi engendrer un effet d’entraînement plus large sur les portefeuilles, alors que la tonalité négative du sentiment général s’étend au crédit ou que les investisseurs plafonnent leurs pertes sur les dettes souveraines.
Une force de stabilisation existe : la réponse de la politique monétaire à la hausse des taux d’intérêt. Si les rendements obligataires continuaient à progresser et à commencer à se traduire par un durcissement des conditions financières, l’évolution implicite des taux directeurs au cours des années qui viennent prendrait un caractère plus atténué.
C’est à dire que le FOMC pourrait opter pour une évolution encore plus progressive des taux Fed Funds et la BCE pourrait étendre ou même intensifier ses efforts. Au cas où nous l’aurions oublié, il est bon de rappeler que la Réserve fédérale a un bilan de 4 000 milliards USD qui va continuer à peser sur les taux à long terme. Une augmentation de l’offre de pétrole des Etats-Unis constitue un stabilisateur complémentaire qui pourrait émerger du rebond des prix du brut.
En résumé, le principal facteur de soutien des rendements obligataires se révèle être une réappréciation de l’inflation. Le rebond des prix du pétrole brut, le redressement de l’indemnité pour inflation et l’émergence de signes de resserrement du marché du travail ont engendré des inquiétudes quant à une hausse des rendements obligataires.
Si nous partageons le sentiment général – selon lequel les taux sont bien inférieurs à ce qu’ils devraient être à moyen terme – l’inflation mettra du temps à se normaliser par rapport à ses niveaux actuels exceptionnellement faibles. Cette situation et un plongeon probable des prix du pétrole suggèrent que les rendements obligataires ont pris de l’avance sur ce qu’ils devraient être.